II.Le titre de la nouvelle : « Le crime de monsieur Σ. Karma » ou l’individu pris à défaut
Le mur a également un rôle crucial à jouer dans la notion d’identité. Il permet de définir deux types distincts d’identité : l’identité propre d’un individu, celle qu’il entretien à l’intérieur de ses murs et l’identité collective, celle qui prend source au-delà des murs de son intimité : l’identité dans sa relation au groupe, à la société. C’est ce que met en lumière le titre de la nouvelle.
Ce thème de l’identité prend également une valeur centrale si l’on considère l’absence de noms pour désigner les personnages. Le seul qui en possède un, le protagoniste, le perd dans les premières lignes du texte. Les personnages sont souvent évoqués par le biais de leurs fonctions (« le mathématicien », « le juriste »…), par leur relation au protagoniste (« le père »), par un numéro chez le médecin, par une caractéristique physique (« le colosse », « l’automate »…) . Deux personnages se démarquent cependant et semblent présenter des prémices d’identité : le narrateur qui cherche à la retrouver et sa secrétaire, tous deux possédant une civilité (monsieur Σ. Karma et Mademoiselle Y).
A.L’identité individuelle
1.« monsieur Σ. Karma »
La nouvelle focalise avant tout sur un individu « monsieur Σ. Karma ». Cet homme n’a pas de passé, perd son identité présente et semble, à la fin de la nouvelle, ne plus pouvoir compter sur un quelconque avenir. Avant même son introduction, il fait figure d’étranger. Le « S » de la version originale du titre a habilement était traduit par un « Σ » par Marc Mécréant mettant ainsi l’emphase sur l’étrangeté (au double sens du terme) du personnage Son identité a été subtilisée par une carte de visite, ce qui tend à prouver que son travail avait une place prépondérante dans sa vie et que cette situation a été poussée à un tel paroxysme qu’il en a perdu son identité réelle. Le seul élément faisant partie de ce qu’il est, est incarné par son père qui se montre lui-même impuissant à aider son fils et finit même par désavouer sa paternité : « Je ne suis pas ton père. » (p. 144).
Le père a néanmoins un rôle fondamental à jouer, tant dans l’histoire que dans la psychologie du personnage. La dernière action qui les unit n’est pas sans rappeler l’Œdipe de Sophocle. Ce n’est pas un hasard si la mère est totalement absente de l’histoire et si le père choisir de transpercer l’œil de son fils afin de pénétrer la plaine désertique et si son fils manque de peu de le tuer par son torrent de larmes. C’est selon la théorie freudienne cet échec à tuer son père qui empêchera le fils de s’épanouir mais le paradoxe d’Abe Kôbô veut que cela ne l’empêche pas pour autant de se construire puisque le mur qu’il est devenu va « croissant, croissant, sans être jamais terminé » (p.162)
2.Mademoiselle Y
Mademoiselle Y (Y-Ko en japonais) est un personnage atypique dans ce roman. Lors du procès ayant des échos kafkaïen, alors que tous s’accordent à pousser la logique jusqu’aux confins de l’absurde, elle est la seule personne de l’assemblée qui semble avoir conscience du phénomène. Pourtant son identité reste également problématique. Elle est tantôt confondue avec un automate (au zoo aux côtés de Carte de Visite), tantôt composée d’une moitié d’automate et d’une moitié de Mademoiselle Y organique (Cf. le portrait p.137), c’est finalement sa version automate qui semble prendre le dessus (p.140) au grand désespoir du protagoniste qui avoue enfin clairement ses sentiments à l’égard de sa dactylo. Le seul personnage qui semblait avoir un minimum de consistance et de rationalité s’est finalement fait absorber par elle-même et a été engloutie par l’irrationalité ambiante.
Que ce soit le protagoniste ou la dactylo, les deux personnages qui se démarquent subissent un destin digne d’un héros de tragédie grecque au sens où ce sont leurs propres défauts (incapacité à comprendre et s’adapter au monde qui les entoure) qui semblent précipiter leur perte, chacun à leur manière. L’identité propre, la particularité, constitue donc un handicap létal dans cette société.
B.L’identité hors les murs
La première partie du titre français « Le crime de monsieur Σ. Karma » implique d’élargir cette notion d’identité. Le « crime » par définition est un acte commis à l’encontre d’une personne ou des règles établies par un ensemble de personne. Cela implique dont une identité relative de la ou les personnes ayant subi le préjudice.
En ce qui concerne ces personnages, autres donc que le protagoniste ou Mademoiselle Y qui est la seule à lui porter secours, ils subissent également une crise identitaire mais qui revêt une autre forme : la récurrence de ces personnages sous d’autres fonctions et en des lieux où ils n’étaient guère attendus. Le premier exemple de la sorte qui prend le lecteur au dépourvu a lieu lors de la scène du tribunal. Chacun des personnages, jusqu’au plus anodin (comme si personne ne pouvait être totalement insignifiant aux yeux de l’auteur) réapparait, à commencer par l’assistant du docteur, « le poisson rouge » (p. 22), qui joue le rôle du procureur. La référence au Procès de Kafka est ici évidente tant dans le nom incomplet de l’accusé que dans la logique du procès où le prévenu est voué à être désigner coupable selon la logique d’un jury quelque peu particulier. Cependant, Abe Kôbô joue ici sur cette intertextualité pour faire planer une ambiance encore plus pesante. Le lecteur qui n’ignore pas la fin tragique qui est réservée à Joseph K. s’attend à une fin similaire pour le protagoniste. Or, celui-ci s’échappe contre toute attente avec l’aide de Mademoiselle Y. L’auteur se sert donc de ce passage pour introduire une ambigüité sur les personnages, leurs rôles, leurs identités véritables qui varient en fonction de la société dans laquelle ils évoluent, chaque microcosme étant défini par des murs.
Le père du protagoniste fait également écho à ce procédé. Il incarne tout d’abord le père distant incapable de venir en aide à son fils dans le cadre privé que constituent les murs de l’appartement, mais devient « un pur urbaniste, conseiller pour la question d’urbanisme et vice-président du groupe de recherches » (p. 144). Il se défait ainsi de son identité de père du protagoniste au profit d’un titre aussi pompeux que ridicule puisqu’il est de deuxième importance dans un groupe constitué de deux personnes. Cependant, le père sait adapter son identité à chacun des espaces dans lequel il apparaît ce qui lui assure une certaine longévité, mise en péril au seul moment où il fait face à son fils.
C’est finalement ce renoncement à leurs identités qui est garante de la vie chez tous ces personnages. On peut imaginer que si Mademoiselle Y et le protagoniste avaient su renoncer respectivement au pragmatisme et au nom qui constituent pour une grande part leurs identités, ils auraient connu un sort moins tragique. Leurs disparitions sont assimilables à un mouvement centripète, un repli sur soi. Pour Mademoiselle Y, elle est passée d’un individu fait de chair et de sang à un demi-corps partagé avec un automate qui finalement a pris le dessus physiquement (p. 140) et même si elle réapparaît le temps d’une brève chanson (p.147), elle semble absorbée et contrainte par cet autre elle-même qu’est l’automate qui semble, lui, dénué d’esprit critique et de rationalisme.
Le protagoniste suit le même schéma dans sa transmutation. Il devient ce mur qui était au départ le mur de sa chambre, sa porte ouverte sur le monde et même sur le « bout du monde », qui ensuite, s’est retrouvé enfermé au fond de son propre corps. Il semble avoir atteint l’étape ultime de ce mouvement vers l’intérieur à travers sa nouvelle identité : « c’est moi – le mur » (p.162)