Le titre du recueil : Les Murs un symbole d’intérieur et d’extérieur sur plusieurs niveaux.
La première nouvelle de ce recueil, de taille conséquente pour le genre, semble assez emblématique du style de l’auteur. On l’a souvent comparé à des auteurs occidentaux très différents tels que Kafka, K. Dick, Orwell, Becket ou encore Ionesco. Pourtant son style est unique. C’est là que son œuvre prend un caractère métatextuel : cette ressemblance que l’on pense trouver entre la réalité (d’une autre œuvre ou d’un autre auteur) ou une expérience vécue qui saurait nous amener vers la vérité ou à défaut vers la compréhension de ce qui semble être la réalité (de l’œuvre d’Abe Kôbô) n’est finalement qu’un leurre et ceci constitue une thématique essentielle de sa nouvelle « Le crime de monsieur Σ. Karma ».
Ainsi la nouvelle s’inscrit dans un contexte littéraire, dans un style autorial unique mais également dans une double thématique liée au titre de la nouvelle elle-même et à celui du recueil. Tous ces éléments se rencontrent en une danse tantôt dramatique, tantôt satirique dont les protagonistes ne semblent finalement que les pions mus dans un mouvement centrifuge par une force aux multiples visages, dans un monde insaisissable.
I. Le titre du recueil : Les Murs un symbole d’intérieur et d’extérieur sur plusieurs niveaux
A. Le décor : des lieux au symbolisme renversé
Le titre du recueil dans lequel se situe la nouvelle, permet d’ancrer la scène dans une atmosphère plutôt urbaine. La multiplication des murs renvoie à la ville que les connotations soient positives ou négatives. Tout au long du texte, le lecteur suit le protagoniste dans divers lieux- clefs de cette ville sans nom. Cependant, Abe Kôbô modifie le symbolisme lié à ces lieux, voire en prend littéralement le contre-pied.
La chambre est le premier espace dans lequel le lecteur est projeté, mais également le lieu de référence de l’histoire. En effet, le protagoniste ne visite généralement les lieux qu’une fois ce qui implique, de par la complexité de l’histoire, une multiplication de ces derniers. La chambre de protagoniste est récurrente d’une part, mais c’est également le début et le fin de tout : le début du monde de cet être dépourvu d’identité, son refuge lorsqu’il prend conscience de la perte de son nom, lorsqu’il doit se reposer, mais également la fin de toute chose puisque c’est « le bout du monde » et que c’est également là que prend fin la trame narrative. Ainsi Abe Kôbô joue sur le fond et la forme, faisant du « bout du monde » le « bout de la nouvelle » ou inversement. La chambre se veut un espace rassurant, où le personnage n’a plus rien à craindre protégé par ses quatre murs. Cependant, les codes sont ici inversés puisque le danger vient du dedans. Lorsque le protagoniste se réveille avec ce vide en lui, le lecteur déduit de son incrédulité et de sa surprise que quelque chose a dû se passer durant la nuit, pendant qu’il dormait paisiblement dans sa chambre. La chambre est donc le lieu de l’insécurité, d’autant que « Carte de visite » qui est à l’origine du mal y entre à son gré. La scène dans laquelle « Carte de visite » exhorte les habits à la mutinerie en est une autre illustration.
Le zoo est le deuxième lieu que les personnages visitent à plusieurs reprises. Ici les murs sont présents, mais pas uniquement. Ils sont parfois troqués pour des grilles qui en représentent une variante assez peu rassurante. Le perspective de ces animaux placés derrières des barreaux est un présage funeste que ne tarde pas à s’accomplir, soulevant le thème incontournable de la liberté. Lorsque le protagoniste est arrêté par la police privée et emmené, les murs prennent tout à coup une nouvelle dimension : ce sont des murs sauvages, dégageant une odeur âcre, suintants, gluants (p.37) et qui se rapproche inexorablement l’un de l’autre, oppressant les personnages, et rendant particulièrement ridicules les « colosses » qui mènent le chemin. La finalité de ce chemin est en quelque sorte annoncée dès l’entrée : l’ours qui vivait là est mort. C’est, d’une manière ou d’une autre ce qui attend le protagoniste. Tout ceci donne une dimension tragi-comique à la scène.
Le deuxième extrait confirme ce trait propre au zoo. Le rendez-vous manqué avec celle qui a été son unique objet d’amour et la surprise lorsqu’il croit la reconnaître aux côtés de Carte de visite jouent sur le pathos de la situation, sur le désespoir ressenti qui tourne vite à la dérision lorsque, transformé en « homme-canard » sous la rigidité de ces vêtements, et raillé par les deux amoureux le ridicule s’empare de cet anti-héros. Le zoo et donc un univers hostile puisqu’il change cet être humain en demi-animal lui faisant un peu plus perdre son identité en altérant sa nature même.
Les autres lieux visités sont plus secondaires, ils se succèdent, alternant l’intérieur du mur et l’extérieur du mur, les scènes d’intérieur et les scènes d’extérieur, jusqu’à ce que cette limite ne devienne fou dans la salle du projectionniste. Le mur que l’on pourrait presque écrire le Mur tant il occupe une place prépondérante dans l’œuvre devient quelque chose de non-rigide qui permet le passage du réel à l’irréel, de la salle de projection au film. Le Mur permet donc une mise en abimes de l’œuvre artistique et de son protagoniste, accentuant un peu plus le sentiment d’étouffement, cette perte de liberté à travers les strates narratoriales qui se superposent.
Finalement, ces murs qui se superposent, qui envahissent tout, se développent même à l’endroit où on les attendait le moins. La plaine désertique espagnole voit se développer un mur considérable sorti de nulle part. Serait-ce à dire que même cet espace sans limite et sans frontière doit être borné ? La contrainte est omniprésente. Il existe cependant, comme souvent dans cette nouvelle, une échappatoire inattendue, une porte qui permet de repasser de ce large espace extérieur qui constitue paradoxalement l’intérieur du personnage à un monde plus tangible, même s’il paraît difficile de parler ici de réalité.
Ce Mur est un paradoxe insoluble. Il est à la fois prison et coercition, mais on le regarde également avec nostalgie (p.134) et il est même « comme une consolation » (p.134), il est l »élément rassurant qui permet de préserver une intimité, de se protéger du monde. Il est « la matrice de l’esprit positif et de l’esprit sceptique » il est donc finalement lié au positif, à tel point qu’il inspire une ode, ce qui tend à confirmer sa personnalisation. Sa constitution même est paradoxale, ce qui explique ses propriétés tout aussi déconcertantes puisque selon l’ode, le Mur doit « naître de l’homme » et « faire naître l’homme ». Finalement, l’ambivalence et le flou qui caractérise la nature et les propriétés de ce Mur qui est plusieurs, puisque présent n plusieurs endroits, et un à la fois, puisque entité unique, est caractérisée par la conclusion de l’ode qui n’en est pas vraiment une : « Moi je t’appelle : Hypothèse de l’homme ». Le Mur est hypothèse à la fois en tant que supputation, création de l’homme, mais également condition d’existence de l’homme qui a besoin de ce Mur pour vivre.
B. A l’intérieur et à l’extérieur du texte
La thématique des murs, implique une notion d’intérieur et d’extérieur thématique et donc intrinsèque au texte, mais également une intériorité narrative fluctuante, faisant de la trame narrative, notion sans épaisseur, un mur autour duquel alternent les focalisations et leurs repères dans le texte.
Le premier mot du texte (« j’ » p.7) place le lecteur dans le cœur de l’action. Le texte, construit à première vue à la première personne du singulier implique une focalisation interne propre au narrateur intradiégétique. Ce choix narratologique favorise l’assimilation du lecteur à ce personnage dont il partage les perceptions et les sentiments. De plus, le fait que l’action prenne place au réveil du protagoniste, permet au lecteur de commencer la journée à ses côtés sans avoir l’impression qu’il ait pu se passer quelque chose au préalable qu’il aurait pu manquer et qui aurait été nécessaire pour la compréhension de la suite des événements. Il est d’ailleurs notable que les personnages n’évoquent jamais leur passé, comme s’ils étaient dépourvus de cette dimension. Le temps passe cependant, preuve en est de la poussière qui s’est accumulée dans la salle de projection (p. 119) mis son évaluation semble hors de contrôle que ce soit à par le biais de la montre mutine qui ne montre plus désormais que midi ou par la pendule murale erratique qui finit par lui donner la nausée (p. 77-8). Le lecteur se trouve donc à l’intérieur du mur, puisqu’il partage le cœur de l’histoire avec le narrateur.
Cependant, cet état de fait subit une première altération. Lorsque le lecteur est confronté à une réalité pour le personnage qui ne peut en aucun cas être conforme avec a sienne. Il ne prend pas alors une distance nécessaire à le faire passer à l’extérieur du cadre narratif, mais se détache de l’épicentre qui pourrait en venir à faire vaciller sa propre réalité. La majeure partie de la nouvelle se passe dans cette atmosphère à la fois de proximité entre le lecteur et le narrateur, mais également de tentative de prise de distance du lecteur lors de la survenue de chaque élément perturbant.
Par ailleurs, cette distance est également provoquée par la relation qu’entretient le narrateur avec son audience. Il apparaît très tôt dans le texte (p.8 notamment) que le narrateur a conscience d’être lu car il adresse certaines réflexions directement au lecteur visant à guider sa lecture : « Si je mentionne ces quantités avec précision, c’est exprès, et pour souligner que, bien entendu, ce n’est pas là ce que j’absorbe ordinairement. » (p. 8). Dans ces moments précis, le lecteur ne peut plu s’identifier au narrateur puisque celui-ci s’adresse à lui. Cela crée une distance qui est souvent annonciatrice d’un fait « « étrange » qui accentuera ce fossé.
Suite à ce va-et-vient incessant, c’est au tour de la voix narrative de prendre des distances avec ce personnage. Ceci ce fait brutalement comme pour exprimer la rupture entre le narrateur de la première partie de l’histoire et celui qui se retrouve dans le film, comme si le changement de décor, de réalité, de murs avait eu un impact sur l’identité du narrateur : Donc je – mais c’est plutôt « lui » que je devrais déjà dire – j’étais passé au travers de l’écran, j’étais dedans, tombé au milieu de ma chambre. » (p.133). Le narrateur à la première personne tente une première distanciation avec la proposition d ‘un nouveau pronom à la troisième personne pour revenir maladroitement à sa position initiale qu’il abandonnera définitivement au paragraphe suivant. Dès lors que cette nouvelle narration est adoptée, le lecteur est projeté au-delà du mur de la trame narrative, il se retrouve à l’extérieur de l’histoire qui suit, justement comme un film qui lui est étranger. La rupture entre le narrateur initial et le nouveau narrateur est définitivement consommée dans la phrase : « Un autre personnage est entré, qui portait ma foi gravement dans ses deux mains, comme une offrande, une énorme pierre à aiguiser. » (p. 144). L’expression « ma foi » est la trace d’une conscience séparée, indépendante de « notre héros » évoqué un peu plus loin où l’adjectif possessif renforce la distance par le biais de la possession, le possédant et le possédé ne pouvant être confondus par définition.
La raison de ce changement de focalisation, quelque peu déstabilisant pour le lecteur à premier vue, trouve sa justification dans les dernières lignes du texte : « Et au milieu il y a moi – le mur qui, silencieusement, va croissant, croissant, sans être jamais terminé ; » (p.162). La focalisation interne ne pouvait être confiée à un mur. Le passage de l’intérieur de la narration à l’extérieur pour le lecteur est donc bel et bien un passage de l’intérieur du mur puisque le narrateur initial est mur à l’extérieur, vers un nouveau narrateur. Ainsi, le mur qui pousse en lui devient la nouvelle identité du narrateur, ce qui soulève le thème central de l’identité et de ses repères mis en avant par le titre de la nouvelle.
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